De vifs débats ont animé le monde de la santé suite à la condamnation d’Antoine Prioux et Eliza Castagné en avril dernier. Les deux pharmaciens ont été interdits d’exercer pendant six mois, dont quatre avec sursis, par le conseil de l’ordre de leur région – une institution qui regroupe et régule la profession, capable d’octroyer des sanctions disciplinaires à un·e pharmacien·ne, en cas de manquement au devoir.
Cette condamnation fait suite à un article de Mediapart dans lequel les deux pharmaciens révélaient ouvrir les boîtes de certains médicaments pour donner aux patient·es le nombre exact de comprimés prescrits par bon sens et par éthique professionnelle.
Mais cette pratique est réglementée en France : la dispensation de médicaments à l’unité (DAU) est possible et légale seulement pour les stupéfiants, les antibiotiques et certaines autres molécules, en cas de dérogations. Antoine et Eliza ont décidé de contourner la loi en pratiquant la DAU pour d’autres médicaments comme les anxiolytiques et les antidiabétiques, afin de lutter à leur échelle contre les pénuries, les risques de dépendance et d’automédication et réduire le gaspillage.
En faisant appel, les deux pharmaciens espèrent que cette condamnation pourra susciter un débat au sein de la société sur l’accès aux médicaments et l’avenir de la pharmacie du XXIe siècle.
La Fabrique des Soignants : En quelques mots, comment s’est passée l’audition avec l’ordre de pharmacien·nes de Nouvelle-Aquitaine ?
Antoine Prioux : Le rythme était intense mais on était préparés. Après l’article de Mediapart, l’Ordre a porté plainte et on s’est dit que sans politico-médiatiser cette histoire, ce ne serait pas tenable.
C’était très froid et mécanique, ce n’était pas un débat. Une chambre de discipline juge au regard des textes. Elle n’est pas là pour apporter des réponses et ne contextualise pas les choses. Mais qu’est-ce qu’on fait quand un médicament est en pénurie et qu’on sait qu’il n’est pas déconditionnable légalement [qu’il est interdit d’ouvrir la boîte pour donner les médicaments à l’unité, ndlr] ?
Prenons l’exemple de la prednisolone, le premier médicament qu’on a déconditionné en 2019 parce qu’il y avait un problème de pénurie. Sur les périodes courtes de traitement, les médecins prescrivent trois comprimés par jour pendant trois jours, ce qui veut dire qu’il reste onze comprimés dans la boîte à la fin du traitement. On savait pertinemment qu’ils allaient finir en automédication ou bien gardés dans une armoire et qu’une fois périmés, ils seraient ramenés en pharmacie et détruits, via le circuit sécurisé Cyclamed.
« En période de pénurie, on était en droit de se dire qu’on pouvait utiliser autre chose que des médicaments pour chauffer les piscines ! »
Ces médicaments brûlés par l’association de collecte Cyclamed servent finalement à chauffer une piscine municipale. Mais en période de pénurie, on était en droit de se dire qu’on pouvait utiliser autre chose que des médicaments pour chauffer les piscines ! Finalement, avec cette interdiction d’exercer de six mois, on nous a reproché d’avoir réfléchi, et d’avoir fait passer une question légitime au-delà de la question légale.
Le choix de la la délivrance à l’unité s’inscrit selon vous dans un enjeu de santé publique car il permet de lutter contre les pénuries. Il relève aussi du bons sens, au regard des chiffres sur le gaspillage des médicaments : un médicament sur deux en France fini oublié dans une armoire à pharmacie, selon l’IRACM. Avez-vous observé d’autres co-bénéfices dans le fait de délivrer les médicaments à l’unité ?
Les études ont montré que le fait de donner tout juste la bonne dose permet de favoriser l’observance thérapeutique. Nous au comptoir, c’est plus simple, on dit : “ne vous posez pas de question, allez au bout du traitement”. Il y d’autres co-bénéfices qui sont moins évalués et moins évaluables, sur le risque d’automédication, de dépendance ou de mésusage.
Que répondez-vous aux syndicats, comme l’USPO ou l’UNPF qui s’opposent à une généralisation de la DAU et arguent qu’elle est trop chronophage, dangereuse voire stupide ?
Je leur réponds qu’ils ne prennent pas en compte la balance bénéfice risque. Ce qui est dangereux, ce sont les conséquences de ce que la DAU permet de prévenir. Ce qui est dangereux, c’est l’impact carbone des produits de santé sur le climat, c’est la fabrication de médicaments qu’on gaspille dans des conditions sociales et environnementales terribles, c’est la place laissée à l’automédication et au mésusage, c’est le fait que les benzodiazépines servent à droguer les gens pour en abuser sexuellement comme ça a été le cas pour Gisèle Pélicot, droguée au Temesta 2,5Mg. Ce qui est dangereux, c’est l’antibiorésistance dans 10 à 20 ans qui est permise par la non dispensation à l’unité des antibiotiques [elle est possible mais facultative. Selon Mediapart, moins de 2 000 pharmacien·nes distribuent des antibiotiques à l’unité depuis qu’ils et elles y sont autorisé·es, alors qu’on compte près de 20 000 officines en France, ndlr]. Dès lors que l’on trace le numéro de lot et la date de péremption sur les reliquats présents dans notre pharmacie et qu’on est encore en capacité de faire un retrait de lot, ce n’est pas dangereux.
Ce qui est dangereux, c’est aussi le fait de se cacher derrière son petit doigt face à la responsabilité de la profession dans le scandale du médiator ou de la dépakine. Là il y a des morts, des gens handicapés à vie. Qu’on vienne me prouver que la dispensation à l’unité tue ou handicape des gens et je voudrais bien parler sérieusement.
En fait ça n’arrange pas ces syndicats car effectivement ça demande du temps, du temps qui n’est pas payé et économiquement ce n’est pas intéressant. Je tiens à rappeler que ce sont des syndicats qui représentent une somme d’intérêts individuels de détenteurs de fonds de commerce, on est loin de FO ou CGT qui se battent pour plus de justice sociale.
Justement, que pensez-vous de ce statut de chef d’entreprise qui revient aux pharmacien·nes ? De votre mode de rémunération ? Est-ce incompatible avec votre vision de la profession ?
Je suis titulaire d’un fonds de commerce, une pharmacie d’officine. Mon modèle économique est basé sur le fait de faire de l’argent avec la maladie des gens, le tout dans un monde où le dogme économique est la croissance. Plus les gens sont malades, plus je gagne ma vie. Nos modes de rémunération ne sont pas éthiques. Personne ne respecte les fondamentaux philosophiques du serment de Galien, donc tout le monde est coupable donc il n’y a pas de coupable. Par ailleurs, la rentabilité de ma pharmacie est permise par une forme de colonialisme capitaliste où toutes les industries polluantes ont été délocalisées dans des pays où les contraintes sociales et environnementales sont proches de zéro comme l’Inde et la Chine.
« Nos modes de rémunération ne sont pas éthiques. Plus les gens sont malades, plus je gagne ma vie. »
Mon confort, donc, est permis par le travail de quelqu’un qui se fait exploiter à l’autre bout de la planète. Son environnement doit subir les rejets des eaux de l’industrie pharmaceutique et on se retrouve avec des taux de cancers pédiatriques de malformations congénitales complètement délirants, comme c’est le cas à Hyderabad. Et il faudrait que je ferme les yeux là-dessus ? Et qu’en plus de supporter les conditions dans lesquelles sont fabriqués ces médicaments, je m’autorise à en écraser une partie pour chauffer les piscines municipales ?
Ce rapport marchand à la santé crée-t-il une perte de sens chez certains de vos collègues pharmacien·nes ou étudiant·es en pharmacie ? Est-ce aussi votre cas ?
Oui, il y a presque un tiers des étudiant·es qui à l’issue de leurs études de pharmacie ne finissent pas pharmacien·nes. On en a récupéré plein qui étaient en souffrance éthique parce que ce qu’iels constataient sur le terrain n’était pas en accord avec leur cadre de valeurs. Et nous, si on sort des clous, qu’on entreprend, qu’on cherche à innover, c’est pour rendre ce paradoxe plus supportable.
Mais évidemment c’est de la souffrance de constater que le niveau de trésorerie est au plus bas et qu’il faudrait gaspiller des médicaments ou arnaquer la sécurité sociale pour pouvoir arrondir ses fins de mois. Non, ce n’est pas possible, on ne peut pas.
Face à cette situation, quelle attitude revendiquer ?
On n’appelle pas à la désobéissance civile, on ne va pas dire : “c’est une honte, faites tous·tes comme nous”. En revanche, on appelle à une prise de conscience. On veut lancer un débat sur la question. Pour se dire que demain, si on veut assurer la justice rétributive de ressources en raréfaction comme le médicament, on doit avoir des approches coordonnées en pharmacie et affirmer des visions où on est rémunéré·es non pas sur la rentabilité d’un capital social d’une entreprise mais sur notre utilité sociale : à porter des initiatives de santé publique, assurer un approvisionnement sécurisé et durable pour les produits de santé et être les gardiens des poisons de l’équipe de soins.

Si l’on devait mener demain un gros débat sur l’avenir de la pharmacie d’officine, quelles seraient les premières choses à imaginer ?
On pourrait mettre en place des approches plus territorialisées et pluriprofessionnelles sous forme de coopérative à des échelons très locaux et utiliser des logiciels libres pour avoir une main sur la donnée. On a aussi besoin d’avoir des départements de recherche en soins de premier recours dans les facultés. Aujourd’hui, la recherche dans ce domaine se cantonne aux actions des départements de médecine générale.
Or il nous faut ouvrir des projets de recherches avec des patient·es, des aidant·es, des kinés, etc. Et disposer enfin d’accords conventionnels interprofessionnels qui prennent en compte la rémunération de pharmacien·nes dans les structures au local pour qu’on ne soit plus dépendant·es d’un chiffre d’affaires et d’une marge, mais qu’on ait un salaire à la qualification personnelle. Cela voudrait dire que le pharmacien serait payé, non pas à la vente, mais en échange de la mise à disposition de ses compétences au service d’une équipe de soins et de sa présence sur un territoire.
Vous avez aussi participé à la rédaction du texte de loi sur la création d’un pôle public du médicament, un établissement qui permettrait de gérer les stocks à l’échelle nationale et produirait les médicaments manquants en cas de pénurie. Cette proposition portée par LFI en 2020 avait été rejetée par la majorité présidentielle. Croyez-vous toujours à cette idée ?
Oui. On voit bien les limites de l’économie de marché appliquée à tous les éléments de la vie et les limites en termes de souveraineté sur certains produits de base. On a besoin d’envisager une production intérieure de produits de santé, parce que si on dépend de l’extérieur, le jour où la production d’un pays s’arrête ou diminue, on n’a plus rien.
Donc oui, on a besoin d’un pôle public où on sache ce que ça coûte, où les travailleuses et travailleurs de ces industries auraient la propriété d’usage des moyens de production, où l’on pourrait se dire que cette production n’est pas soumise à l’investissement capitaliste, dans lequel sous prétexte que la fabrication de certaines molécules ne serait plus rentable, on déciderait d’arrêter de les produire, ce qui met les gens dans une rupture d’accès à un traitement de base. Mais ce projet est en opposition avec le dogme de l’économie de marché…