Déserts médicaux : que peut vraiment la loi Garot ?

28/06/2025 | Par Sara Trabi
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Adoptée le 7 mai, la loi Garot veut limiter l’installation des médecins dans les zones déjà couvertes pour lutter contre les déserts médicaux. Mais cette régulation relance un débat plus large sur la liberté d’installation et l’organisation des soins en France.

Pendant plusieurs décennies, la France a formé moins de médecins qu’elle n’en avait besoin, notamment en raison du numerus clausus, un système mis en place en 1971 qui fixait un nombre limité d’étudiant·es autorisé·es à poursuivre en deuxième année de médecine. Ce système, soutenu à l’époque par la corporation médicale, visait notamment à limiter la concurrence, préserver la valeur du diplôme et contenir les dépenses de santé. Bien qu’il ait été supprimé en 2021 au profit du numerus apertus, censé mieux répondre aux besoins des territoires, les effets de cette réforme ne se feront sentir que dans plusieurs années. 

En 2024, 87% du territoire français vivait dans un désert médical, soit 8 millions de personnes, avec de fortes disparités selon les régions. Ce chiffre grimpe à 97 % en Île-de-France, et à 97,8 % en Seine-Saint-Denis, selon l’Union régionale des professionnels de santé (URPS). Face à cette situation critique, la proposition de loi portée par le député Guillaume Garot (PS) entend agir à la racine : limiter l’installation de nouveaux médecins dans les territoires déjà bien pourvus, en conditionnant leur conventionnement par l’Assurance maladie.

Mais ce texte, adopté à l’Assemblée nationale, divise. S’il entend répondre à une réalité criante – l’inégale répartition des médecins –, il suscite une vive opposition, notamment de la part des syndicats médicaux. En filigrane, c’est toute l’organisation du soin et la place des médecins libéraux dans le système de santé qui sont interrogées.

Une régulation contestée

« La proposition de loi Garot va dégoûter encore plus les médecins qui voudraient faire du soin, qui voudraient s’installer. On risque d’aggraver le problème de démographie médicale en les obligeant à s’établir dans des déserts médicaux » s’inquiétait Agathe Lechevalier, médecin généraliste à Toulouse, au micro de France Bleue Occitanie le 29 avril dernier.

Historiquement, la médecine libérale repose sur un principe intangible : celui de la liberté d’installation. Les médecins peuvent exercer où bon leur semble, sans intervention directe de l’État. La loi Garot vient donc bousculer un pilier de la charte de médecine libérale qui structure la profession médicale depuis 1971.

Dans un communiqué commun, plusieurs syndicats de médecins dénoncent « plusieurs freins structurels » à l’application de cette loi, et des « effets contre-productifs à l’accès aux soins ». Selon eux, imposer des contraintes géographiques ne ferait que dissuader les jeunes générations de s’installer et dégraderait la qualité de la prise en charge dans les zones concernées, en favorisant l’établissement de grandes structures privées et donc à une « financiarisation de la santé ».

La Fédération des Médecins de France (FMF) ou encore le syndicat des médecins généralistes (MG France) appellent plutôt à une « voie de passage », une expression souvent utilisée dans ce débat pour parler de l’ouverture d’un dialogue qui rassemblerait médecins, patient·es et leurs représentant·es.

Plus récemment, c’est Nicolas Revel, le directeur de l’AP-HP, qui affichait son opposition à la loi Garot dans une note publiée le 26 mai 2025 par le think tank Terra Nova : « Je ne crois pas que la solution soit dans l’idée apparemment simple mais à mes yeux simpliste et surtout inefficace, d’une limitation des possibilités d’installation dans des zones jugées surdotées », affirmait-il.

Du côté des défenseurs de la loi Garot, l’idée de réguler l’installation des médecins n’a rien de choquant : la grande majorité d’entre eux étant conventionnés, leurs actes sont financés par la Sécurité sociale, donc par de l’argent public. Dès lors, leur répartition sur le territoire devient un véritable enjeu de santé publique. 

« Réguler n’est pas punir », affirmait un collectif de soignant·es dans Le Monde, rappelant que d’autres professions comme les infirmier·es ou les pharmacien·nes sont déjà soumis·es à des règles similaires. 

Des modèles étrangers, comme le système québécois de quotas d’installation (PREM), montrent qu’une régulation peut améliorer l’accès aux soins dans les zones sous-dotées, même si elle ne suffit pas à tout régler. Selon un sondage de mars 2025, 86 % des Français·es se disent favorables à une répartition plus équitable, quitte à restreindre temporairement la liberté d’installation des jeunes médecins.

Absence d’une ligne claire

Le gouvernement lui-même semble divisé sur la stratégie à adopter. Le Premier ministre, François Bayrou, a récemment présenté un pacte de lutte contre les déserts médicaux reposant non pas sur la coercition, mais sur l’obligation morale. Il propose que chaque médecin consacre un à deux jours par mois à des consultations dans des zones en tension. Une mesure qui entrerait en vigueur à partir de septembre, mais sans réelle contrainte légale.

« Nous apporterons une solution originale et puissante, le temps que le nombre de soignants formés augmentent et pour que les autres mesures de ce pacte portent leurs fruits », avait déclaré Mr Bayrou le 25 avril dernier, lors de la présentation du pacte.

Dans le même temps, une autre proposition de loi, portée par le sénateur LR Philippe Mouiller, a été adoptée en première lecture au Sénat. Elle prévoit des compensations financières pour les médecins volontaires en zones sous-dotées… mais aussi des pénalités pour les refus répétés.

Pour France Assos Santé, ces différents dispositifs ne sont pas exclusifs : ils peuvent être complémentaires à la proposition de Guillaume Garot. Mais cette diversité de textes illustre surtout une absence de ligne claire, et un manque de consensus sur le modèle de soin à promouvoir.

Les alternatives proposées

Plutôt que d’imposer des contraintes à l’installation des médecins, plusieurs acteur·rices du secteur de la santé militent pour le renforcement des formes d’organisation collective déjà existantes. Les maisons de santé pluridisciplinaires, les centres de santé et les CPTS (communautés professionnelles territoriales de santé) sont souvent présentés comme des solutions attractives pour les soignant·es, en particulier les plus jeunes. 

Le collectif expérimente notamment un cabinet tournant dans les zones sous-dotées, avec une rotation de médecins volontaires. Pour que ces initiatives se développent durablement, il est toutefois nécessaire, expliquent leurs représentants, d’augmenter les moyens dédiés, notamment en termes de formation, de financement et de reconnaissance du travail collectif. Ce positionnement invite à sortir du prisme individualiste traditionnel de la médecine libérale pour oser « socialiser le soin », une expression souvent reprise dans les débats actuels.

D’autres pistes sont également envisagées, comme la délégation de compétences. L’accès direct aux kinésithérapeutes et aux orthophonistes, ou encore l’élargissement de certaines prescriptions, constituent autant de solutions pour désengorger les cabinets médicaux. Par ailleurs, la loi infirmière, définitivement adoptée le 19 juin dernier, renforce le rôle des infirmier·es en pratique avancée (IPA), qui pourront désormais exercer dans de nouveaux secteurs, tels que les centres de protection maternelle et infantile (PMI).

Mais ici encore, la résistance d’une partie de la profession médicale reste forte. La loi Rist, qui visait à renforcer ces délégations, a été partiellement vidée de sa substance face à la fronde des syndicats de médecins. Pour eux, ce type de mesure remet en cause leur rôle central dans le parcours de soin, et pourrait nuire à la qualité de la prise en charge.

Une autre question cruciale reste trop peu débattue : celle des médecins PADHUE (praticien·nes à diplôme hors Union européenne). Bien que nombre d’entre elles et eux exercent déjà en France, souvent dans les zones les plus en tension, leur régularisation reste conditionnée à un concours sélectif (EVC). Leurs conditions de travail sont précaires, leurs contrats fragiles, et plusieurs risquent même l’expulsion. Karim Bendamardji, médecin urgentiste et PADHUE à Marseille, déplore :

« On travaille de 8 heures du matin jusqu’à 18h30, parfois même jusqu’à 20 heures […]  On n’est pas régularisé et on continue à vivre dans la précarité avec un salaire minable de 1500 euros par mois. On n’arrive pas à joindre les deux bouts. On fait exactement le même travail que nos confrères médecins et praticiens hospitaliers français mais nous sommes rémunérés trois fois moins. C’est vraiment injuste. » 

Pourtant, ces médecins jouent un rôle fondamental dans la lutte contre les déserts médicaux. Ces derniers mois, plusieurs mobilisations ont eu lieu pour dénoncer leur invisibilisation et exiger une reconnaissance pleine et entière. Le 29 mai dernier, le gouvernement a publié deux décrets facilitant leur régularisation.

Le dilemme du modèle libéral

Au-delà du débat sur l’installation, la loi Garot relance une interrogation plus structurelle : le modèle même de la médecine libérale est-il adapté aux enjeux actuels de santé publique ?

La médecine à l’acte, rémunérée par les patient·es et remboursée par la Sécurité sociale, favoriserait une logique de rentabilité plus que de prévention. Comme le souligne l’économiste Nicolas Da Silva, la profession médicale est prise entre deux modèles : celui d’un « capitalisme sanitaire » tourné vers le profit, et celui d’une Sécurité sociale pensée comme bien commun.

« L’offre de soins n’est plus conçue comme uniforme pour un même besoin, elle est différenciée selon les goûts et la capacité à payer du patient. » analysait Nicola Da Silva dans une opinion publiée en 2024 pour Alternatives Economiques.

Laurent Vercoustre, gynécologue-obstétricien, estime quant à lui que le paiement à la consultation n’est plus adapté à une médecine centrée sur les maladies chroniques. La consultation unique et rapide ne permet ni suivi, ni prévention globale.

« Dans le paysage épidémiologique actuel, les maladies chroniques occupent une large place. Elles mobilisent le médecin généraliste sur le long terme, et exige de lui des échanges réguliers pouvant prendre différentes formes, appel téléphoniques, échanges épistolaires, téléconsultations. Le paiement à la consultation n’est plus adapté à cette médecine comme il l’était quand le médecin était sollicité par un épisode pathologique. » commentait Mr Vercoustre sur son blog dans Le Quotidien du Médecin en avril 2024.

Faut-il alors salarier les médecins libéraux ? Réformer le mode de rémunération ? Autant de pistes encore peu explorées.

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