Trente ans après l’interdiction du chlordécone, un pesticide très toxique massivement utilisé aux Antilles, l’État français semble toujours réticent à reconnaître l’ampleur des préjudices subis par les populations martiniquaises et guadeloupéennes.
Pourtant, le tribunal administratif de Fort-de-France a estimé il y a un mois que l’État avait commis plusieurs fautes engageant sa responsabilité, notamment en autorisant, via des dérogations, la vente répétée de produits à base de chlordécone, et ce, même après l’interdiction officielle du pesticide en 1990.
Deux femmes ont ainsi porté l’affaire en justice pour demander réparation après avoir participé à l’épandage manuel de ces produits toxiques, sans équipement de protection, pendant dix ans dans des bananeraies en Martinique. Le tribunal a reconnu un “préjudice moral d’anxiété”, lié au risque élevé de développer des maladies, notamment la maladie de Parkinson.
Deux mois plus tôt, le 11 mars 2025, la Cour administrative d’appel de Paris n’avait pourtant pas reconnu le préjudice moral d’anxiété des ouvrières des plantations de bananes ayant également saisi la cour. Seuls 11 plaignants – tous des hommes – sur 1 286 avaient obtenu réparation.
Ce jugement avait permis de mettre en lumière une injustice de genre : les femmes n’avaient pas été indemnisées, bien que l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris reconnaisse « un risque accru de prématurité chez les femmes enceintes » ainsi que des troubles neurodéveloppementaux chez les enfants.
Une reconnaissance judiciaire minimale
Un épisode révélateur de l’inertie institutionnelle s’est joué au Sénat le 24 avril 2025. Une proposition de loi portée par le sénateur guadeloupéen et vice-président du Sénat Dominique Théophile visait à faire reconnaître la responsabilité de l’État dans ce scandale sanitaire et à indemniser les victimes, y compris pour les préjudices moraux liés à l’anxiété. Mais la majorité sénatoriale, alliée au gouvernement, a vidé le texte de sa substance en limitant la reconnaissance aux seuls « dommages sanitaires ».
Refusant de voir son texte « dénaturé », Dominique Théophile a préféré retirer sa proposition de loi en pleine séance. Une décision soutenue par plusieurs sénateurs ultramarins, par l’ensemble de la gauche et même par une partie des élus macronistes. Le gouvernement et la droite sénatoriale, eux, ont assumé leur opposition à la reconnaissance du préjudice d’anxiété, pourtant déjà reconnu par la Cour d’appel de Paris en mars dernier.
« Par une mascarade savamment orchestrée qui tendait à faire croire à l’ouverture du gouvernement sur une volonté de faire avancer ce débat, la Macronie et son socle commun ont souhaité affaiblir et déconstruire la proposition de loi », dénonçait déjà le sénateur socialiste de la Guadeloupe, Victorin Lurel, dans un communiqué de presse, publié sur le réseau social X le 9 avril 2025.
Un incident rarissime au Palais du Luxembourg, qui souligne une fois encore l’incapacité de l’État à « réparer » pleinement les ravages causés par cette pollution environnementale et ses conséquences psychologiques.
Une contamination massive
Le chlordécone, ce pesticide toxique utilisé officiellement de 1972 à 1993 dans les bananeraies antillaises pour lutter contre la prolifération du charançon noir du bananier, un insecte ravageur, a eu des effets néfastes sur la santé de la quasi-totalité (plus de 90%) des Martiniquais·es et Guadeloupéen·nes selon de nombreux rapports et études épidémiologiques, publiées notamment par l’INSERM, l’ANSES ou Santé Publique France.
Classé comme « cancérigène possible » par l’OMS en 1979 et perturbateur endocrinien, le chlordécone a été imposé par les propriétaires de bananeraies aux Antilles dans un système agricole hérité de la plantation coloniale, où 70 % des bananes partaient vers la métropole. Aujourd’hui, ce sont les populations noires des territoires ultramarins qui en subissent les conséquences sanitaires et environnementales, avec un véritable impact intergénérationnel.
À ce jour, la Martinique détient le record mondial du cancer de la prostate, avec un taux d’incidence de 227 pour 100 000 habitant·es. L’utilisation à long terme du chlordécone n’a pas seulement affecté la santé des habitant·es de la Martinique et de la Guadeloupe, mais également pollué les sols, les nappes phréatiques et les milieux marins de ces territoires insulaires.
L’impact sur la santé publique est majeur, et il se double d’une crise économique : les Martiniquais·es et Guadeloupéen·nes doivent privilégier l’achat de produits importés souvent proposés à des prix exorbitants pour ne pas risquer une contamination au chlordécone, et sont contraint·es d’abandonner une grande partie de leurs terres – 18 000 hectares, soit un quart des surfaces agricoles utiles en Martinique ont été contaminées – et les zones proches du rivage, les poussant également à abandonner la pêche dans ces zones.
Une blessure coloniale
La comparaison avec le scandale de l’amiante s’impose : des risques connus, des mesures tardives, des victimes invisibilisées. Mais le chlordécone cristallise aussi une dimension raciale et post-coloniale forte, ravivant le passé colonial de la France, analysait Malcom Ferdinand, ingénieur en environnement, docteur en science politique à l’université Paris-Diderot et auteur de S’aimer la Terre – Défaire l’habiter colonial, dans Reporterre le 25 octobre 2024 :
« […] La manière dont cette contamination se déploie aux Antilles prolonge ces fractures coloniales et raciales. Les producteurs, les préfets, les présidents, etc., étaient tous blancs. Les ouvriers agricoles, les personnes qui ont été tuées, qui ont manipulé le chlordécone, elles, étaient toutes noires. On ne peut donc pas mobiliser l’argument d’une universalité de la pollution. »
Dans ce scandale, le contraste entre reconnaissance judiciaire et blocage politique révèle une fracture profonde : celle d’un « racisme environnemental », c’est-à-dire d’un traitement différencié des habitant·es des territoires ultramarins, où leurs droits peinent encore à être pleinement reconnus.
Dans le cadre de son plan chlordécone IV (2021-2027), l’État, en collaboration avec les collectivités territoriales et les acteurs locaux, vise notamment à approfondir la compréhension des effets sanitaires du chlordécone et à limiter l’exposition des populations, dans une perspective de sortie progressive de la contamination.
À cet égard, un premier appel à projets de recherche lancé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) en mars 2022 s’inscrit dans cette logique. Il ambitionne de « mobiliser les communautés scientifiques et faire émerger des projets d’excellence […] dans une approche One Health et transdisciplinaire ».
Appliquée au cas du chlordécone, l’approche « One Health » (« une seule santé ») permet de penser ensemble l’imbrication des pollutions agricoles, des maladies humaines, de la dégradation des écosystèmes et des traumatismes sociaux. Dans le contexte antillais, elle ouvre la voie à des politiques de réparation plus globales, en prenant en compte les dimensions environnementales, culturelles et historiques du scandale.
Mais selon le Collectif des ouvrier.e.s agricoles empoisonné.e.s par les pesticides, ces « plans chlordécone » restent inefficaces face à l’ampleur des dommages causés, dénonçait Canoubis, membre du collectif et responsable plaidoyer pour les Impactrices, dans une tribune publiée en janvier 2024 sur Mediapart :
« En l’espace de 14 ans, quatre « Plans Chlordécone» ont été annoncés. Ils se sont révélés stériles et inadaptés face à l’immensité du désastre environnemental, sanitaire, social et économique que connaît notre pays. Aucune des mesures n’a sérieusement répondu aux besoins des victimes, pourtant clairement formulés par le maillage associatif, la société civile et les élus locaux. »
Racisme environnemental
Le concept de « racisme environnemental » a émergé aux États-Unis à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Des chercheur·euses et militant·es ont alors mis en lumière la concentration disproportionnée de sites polluants, tels que des décharges, à proximité des communautés noires et latino-américaines. Ce phénomène trouve une illustration frappante dans le scandale du chlordécone. Pour Malcom Ferdinand, celui-ci incarne pleinement ce racisme environnemental, qui traduit l’acceptation systémique de risques écologiques majeurs pour des populations racisées :
« Ce qui se passe en Martinique aujourd’hui est un symptôme de l’habiter colonial. L’habiter colonial dit : ‘Vous n’allez pas consommer ce que vous produisez, vous n’allez pas produire ce que vous consommez.’ Ces terres ont été consacrées à la monoculture d’exportation et les bananes n’ont pas nourri les Antillais » observait-il lors d’un entretien accordé à Philosophie Magazine en novembre 2024.
« Ces terres n’ont plus pour principe de nourrir les habitants qui y habitent, mais de produire quelque chose qui va servir les intérêts d’autres. L’habiter colonial apparaît bien aux Antilles, mais en réalité, il se déploie sur l’ensemble de la planète », ajoutait-il, soulignant la continuité d’une forme de colonisation dans les territoires ultramarins.
Au-delà du scandale sanitaire, c’est une violence psychologique collective que dénoncent nombre d’associations et de chercheur·euses, dont l’Association de defense des victimes du chlordécone, VIVRE, dans un tweet publié le 14 mars 2025 :
« L’indemnisation n’est qu’une partie du problème car les pollutions perdurent, notamment dans le système d’eau dite potable, de même que toutes les souffrances endurées qui en découlent directement et indirectement. »
Le scandale du chlordécone met en lumière des enjeux complexes qui touchent à la fois la santé publique, l’environnement et les relations post-coloniales. Selon de nombreux·ses acteur·ices et chercheur·euses, tant que l’État français ne reconnaîtra pas pleinement tous les préjudices, y compris moraux, et ne mettra pas en place de politiques réparatrices, le scandale du chlordécone continuera de raviver des blessures coloniales, anciennes mais toujours ouvertes.