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Des soignant·es à politiser, une santé à réparer

02/07/2025 | Par La redaction
Antiracisme
discriminations
Politique
Si les études de médecine enseignent à prendre en charge des patient·es, elles n’enseignent pas (encore) à en prendre soin, défend Jalel Malek Hamza, médecin pédiatre et membre de l'Assemblée pour des soins antiracistes et populaires, dans cette tribune. À partir de son propre parcours, il engage les professionnel·les à ouvrir les yeux sur les…

Prendre soin est peut-être l’une des compétences les plus partagées des êtres vivants sur notre planète. Sans doute bien plus que la guerre ou la surconsommation qui semblent caractériser l’espèce humaine. Le soin se trouve dans des gestes aussi simples qu’un sourire, aussi complexes qu’une opération à cœur ouvert. Il peut être individuel : on prend soin de soi ou d’un·e autre. Il peut être collectif : on s’organise ensemble pour prendre soin du groupe.

Si la pensée du soin est ancestrale, la construction d’un système de soin global est, pour sa part, relativement récente, quelques milliers d’années tout au plus. Son évolution est notamment liée à l’histoire des épidémies. Quand un groupe se sent attaqué par un agent infectieux considéré comme extérieur, il développe des réflexes de survie. Dans l’histoire, selon l’identification de la menace, soigner le groupe a pu impliquer l’isolement, l’exclusion, voire… la stérilisation.

C’est dans les années 700 qu’est construite la première léproserie : son but est le traitement et l’isolement des malades atteints de la lèpre. La France en aurait compté au XIIIe siècle plusieurs milliers. La dernière léproserie en fonction en Europe se trouve en Espagne. Le mur de 3 mètres de haut qui l’entoure ne laisse pas de doute sur sa fonction originelle : ici soigner, c’était enfermer.

Comme le décrit très bien Didier Fassin dans sa série de leçons au Collège de France, intitulée « Les mondes de la santé publique : Excursions anthropologiques » , l’histoire du développement des hôpitaux en France est liée à l’histoire de l’enfermement. Celle des « vagabonds » et des personnes psychiatrisées. Sous couvert de charité, ces institutions avaient pour but de protéger la société de ces éléments considérés comme déviants. Comme pour la lèpre, c’est la dangerosité supposée des individus malades pour le groupe qui pousse à les isoler.

Didier Fassin et d’autres spécialistes décrivent très bien comme la limite entre enfermement psychiatrique et enfermement carcéral est parfois fine, tant dans les méthodes utilisées pour s’occuper des enfermé·es que dans le profil clinique des populations de ces deux espaces. La situation a globalement évolué pour le mieux en psychiatrie et notamment depuis la « désinstitutionnalisation » entamée au XIXe siècle. Mais avant cette période, les personnes, qui contribuaient à l’enfermement et à l’isolement de ces individus dans des conditions indignes, n’étaient-elles pas des soignantes ? On peut supposer que leurs intentions, en s’engageant dans le milieu du soin plutôt que dans le milieu carcéral, étaient d’œuvrer au bien-être des individus dont iels prenaient soin. Pour autant – et fort heureusement – il est de plus en plus difficile de défendre aujourd’hui l’idée que garder enchaînés des individus, même psychiatrisés, relève du soin. C’est qu’être soignant·e ne se limite pas à une intention.

Le soin est politique

Émerge ainsi la dimension politique du soin. Politique au sens de ce qui a trait au fonctionnement de la société et qui a des conséquences sur la positions des individus dans celle-ci. Comme le dit Maram, psychologue clinicienne qui tient l’excellente page Instagram @liberer_la_sante_mentale :

« L’action humaine est intrinsèquement liée à son contexte social, qui ne peut être compris sans contextualisation politique ».

C’est la société qui définit un individu comme dangereux/hors norme et décide de l’enfermer pour son « bien » et le « bien » du groupe. Dès lors, les travailleur·euses du soin participent à cette activité de régulation du groupe, en pratiquant leur activité de soin. Les soignant·es ont un rôle politique. Ne nous y trompons pas, bien que ce soit plus évident dans certains champs comme la psychiatrie, c’est la santé dans son ensemble qui est politique .

Les plus au clair sur cette dimension de régulation sociale qui imprègne le travail des soignant·es sont généralement celles et ceux qui la subissent. Le collectif intersexe activiste (CIA-OII), par et pour des personnes intersexes, en est un exemple.

N’en déplaise à certain·es, le genre est une construction sociale, qui n’a pour but que la mise en place d’une hiérarchie entre hommes et femmes : c’est le patriarcat. Le genre étant supposément basé sur le sexe biologique, l’existence de personnes qui ne peuvent être catégorisées de façon binaire vient remettre en cause le fondement même du genre et donc de l’ordre social. Les personnes intersexes, c’est-à-dire nées « avec des caractères sexuels primaires et/ou secondaires, internes et/ou externes, qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps dits masculins ou féminins » (cf. le site du collectif intersexe), sont, en ce sens, une « menace » à l’ordre établi. Face à ce trouble, ce n’est pas la police qui « protège » notre société, mais les soignant·es… et en particulier les médecins. Dans un certain nombre de cas, c’est le pédiatre à la maternité qui va poser le diagnostic d’intersexuation et le chirurgien viscéral qui va procéder à des chirurgies très lourdes, sur des enfants dont le consentement n’est pas requis par la loi.

Je n’ai pas compris sur les bancs de la fac ou en stage à l’hôpital, la gravité des mutilations subies par les personnes intersexe et ma complicité et celle de mon corps professionnel. C’est en écoutant un podcast féministe sur le sujet (L’épisode d’Un podcast à soi « Nous sommes intersexes ») que jai pu percevoir mon aveuglement.

Mon aveuglement

Cet angle mort chez moi, alors que j’ai un rôle de premier plan sur le sujet en tant que pédiatre, n’est pas un hasard. En tant que soignant·e, nous devrions nous situer. Penser la position que nous occupons dans la structure sociale, mais aussi penser l’effet qu’elle a sur notre vision du monde. La « standpoint theory » (ou théorie du point de vue), conceptualisée par la philosophe féministe américaine Sandra Harding, est un outil précieux et émancipateur. C’est une épistémologie, c’est-à-dire une façon de réfléchir à comment est produite la connaissance, qui affirme que les dominé·es, du fait de leur position, sont plus à même d’appréhender le monde en ayant conscience des rapports de domination et de leurs effets sur tous les domaines de leur existence. Le corollaire de cette proposition, c’est que le point de vue d’un dominant est aussi façonné par sa position dans la société.

On ne m’a pas enseigné le point de vue des personnes intersexes à la faculté de médecine et la raison en est structurelle. Car ce qui est enseigné et étudié dans les facultés de médecine, c’est ce qui paraît important et qui a un intérêt (financier, intellectuel, émotionnel, physique…) pour le groupe qui a le pouvoir, c’est-à-dire le groupe dominant. Les positions de pouvoir du corps médical sont occupées majoritairement par des hommes blancs, cisgenres, hétérosexuels, valides et de classe sociale supérieure. 

Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas de dire que cette identité est une tare en soi. Il s’agit d’admettre qu’elle favorise un certain point de vue sur le monde. Ce groupe n’a pas de raisons de spontanément se questionner sur le genre et, de manière plus générale, sur l’implication sur ces pratiques de soin et d’enseignement, puisqu’il n’en subit pas les conséquences. Il faut aller plus loin, cette majorité qui paraît indéboulonnable de vieux mâles blancs à la tête de nos institutions a des raisons structurelles d’exister et de se perpétuer. Elle est due à un ensemble complexe de facteurs (racisme, sexisme, grossophobie, capacitisme, queerphobie…) favorisant la suprématie du groupe que l’on a décrit et empêche les personnes minorisées d’accéder à ces positions de pouvoirs. Je ne développerais pas plus ce point ici, mais les éléments d’explication existent dans la littérature, comme une étude suisse sur le sexisme à l’hôpital ou le rapport du Défenseur des droits sur les discriminations à l’université. 

De même, même si elle se développe, l’inclusion de patient·es à des positions de pouvoir dans le système de santé est encore très marginale, ce qui mène à ce qu’iels soient pensé·es en tant qu’objets et pas sujets, et donc à l’invisibilisation de leurs points de vue. Dès lors, si le point de vue des personnes intersexes nous avait été enseigné à la faculté, il m’aurait amené à remettre en cause la notion de genre. C’est l’un des piliers sur lequel repose la structure du monde médical qui en aurait été ainsi fragilisé.

Les conséquences des oppressions sur la santé des minorisé·es

Ces considérations ne sont pas simplement théoriques. Le fait que notre système de santé s’intègre dans une société qui repose sur des oppressions structurelles a des conséquences dramatiques.

La réalité de l’impact du racisme sur la santé n’est plus à débattre. La littérature sur le sujet est riche. L’OCDE elle-même abonde en ce sens dans un rapport publié en 2025 : « De nouvelles recherches suggèrent que l’impact du racisme peut affecter l’ensemble du corps et perpétuer un cercle vicieux de préjudices qui s’étend de la grossesse à la vieillesse, affectant les individus tout au long de leur vie. Il peut également avoir des conséquences intergénérationnelles via des changements dans la santé maternelle ». Mais c’est aussi notre système de santé lui-même qui produit du racisme. Et ce racisme dans le système de santé tue.

Il peut aller jusqu’à prendre la forme d’un déni de soin menant à la mort. Ce fut le cas de Naomi Musenga, jeune femme noire de 22 ans, morte de n’avoir pas été prise au sérieux par une opératrice du SAMU. Le système de santé a joué son rôle après le décès de Naomi. Il a protégé son mode de fonctionnement : on a d’abord tenté de blâmer la victime, en attribuant son décès à un surdosage en paracétamol pris en automédication. On a ensuite tenté de le réduire à la conséquence logique d’un manque de moyens (réel) au sein du centre d’appels au SAMU. Finalement, c’est l’opératrice qui a été condamnée pour non-assistance à personne en danger à un an de prison ferme. La question du racisme a été évacuée.

The purpose of a system is what it does” : « Le but d’un système c’est ce qu’il produit ». Cette phrase de Anthony Stafford Beer (théoricien et consultant britannique), peut nous éclairer dans cette situation.

L’existence de discriminations en santé et dans le système de santé est de plus en plus objectivée : au-delà du discours expérientiel des opprimé·es, la littérature scientifique s’enrichit progressivement de preuves. Dans les deux cas, c’est par les efforts des opprimé·es elles et eux-mêmes que cette réalité est portée au grand jour.

Notre système de santé produit des discriminations qui participent, rappelons-le, à maintenir un ordre social lui-même basé sur des dynamiques d’oppressions. Celles-ci ont des conséquences sur la santé des opprimé·es, pouvant aller jusqu’à une mort prématurée. Or le fonctionnement du système de santé repose sur ses travailleur·euses, puisqu’iels en sont une partie des nécessaires rouages.

Alors être un·e travailleur·euse du soin, dans notre système, c’est participer à la mort prématurée d’une partie de la population. Des collectifs et associations de personnes handicapées ont mis en avant cette dissonance cognitive lors des débats autour de la loi sur la fin de vie. Dans une lettre ouverte aux députés de gauche, le front de gauche antivalidiste écrit ainsi :

« Dans une société en plein effondrement social, dans laquelle l’hôpital est à l’agonie, les aides humaines et matérielles à domicile dramatiquement insuffisantes, et où le handicap, la vieillesse, la dépendance conduisent à l’exclusion et à la relégation dans des institutions, il ne fait aucun doute qu’avec ce texte de nombreuses personnes malades, handicapées et âgées se retrouveront contraintes de demander à mourir, non par réelle envie de mettre fin à leurs jours, mais parce qu’elles n’auront tout simplement plus les moyens de se soigner, de continuer à vivre et d’échapper à des souffrances auxquelles la société pourrait remédier si elle en faisait sa priorité. »

Derrière l’intention bienveillante – une bienveillance dont je ne doute pas, pour l’avoir moi-même partagée – que peuvent avoir certaines soignant·es qui ont porté et approuvé cette loi se cache une réalité structurelle. Être aveugle à la réalité sociale de nos patient·es, c’est concourir à une moins bonne santé pour elles et eux.

Sortir de l’aveuglement

Comme je l’affirmais plus tôt, notre système de santé repose sur les travailleur·euses qui le composent. Cela ne veut pas dire qu’iels ont tous·tes un rôle actif dans sa structuration. Mais iels en ont le potentiel et la capacité. Pour être capable de réaliser leur potentiel, une première étape est de concourir à leur  « réalisation de soi », une expression  que l’on doit notamment à bBell hHooks, pédagogue afro-féministe, dans sa conceptualisation de la pédagogie engagée(3). Voilà une source d’inspiration pour des soignant·es qui voudraient questionner et changer ce système de soin qui produit des inégalités. Je suis persuadé qu’iels sont nombreux·ses à vouloir lutter pour changer ce système. Car la violence et la souffrance sont endémiques,au travail comme dans les cursus de formation, et patient·es, professionnel·les et étudiant·es en subissent les conséquences.

bBell hHooks explique comment la réalisation de soi est nécessaire pour commencer à lutter. Ce processus mène à redevenir sujet, là où les systèmes d’oppression transforment les personnes en objets. Être sujet, c’est se situer : comprendre quelle est notre identité dans la société, les oppressions que l’on subit, les oppressions que l’on fait subir. Ce n’est pas forcément agréable, et difficilement spontané. Mais se réaliser, c’est comprendre où sont nos angles morts, nos capacités d’agir, avec qui et comment.

L’année 2023, avec le vote de la loi asile et immigration et face à l’absence de réponse politique du monde du soin à une loi qui allait aggraver les conséquences sanitaires du racisme, a été une étape majeure pour moi. La réalisation de la dissonance entre mon désir de soigner et ma position de soignant dans un système qui nous rend complices des violences qu’il produit m’a poussé à vouloir m’organiser. 

L’assemblée pour des soins antiracistes et populaires

Nous étions initialement trois travailleur·euses du soin qui face à cette situation mortifère qui imposait une réponse collective et populaire, avons décidé de créer un cadre pour s’organiser. Nous considérions nécessaire un espace qui engagerait à la fois les travailleur·euses et les usager·es du soin. Avec ce collectif, nous souhaitions partir des expériences et analyses de chacun·e pour construire un discours antiraciste, et donner la parole aux victimes du racisme dans nos lieux de travail et de formation. Cela dans le but de porter ensemble des actions et proposer des outils de lutte contre ce système.

Depuis un an, nous nous retrouvons régulièrement pour échanger sur nos expériences de travailleur·euses et usager·es du soin. Nous nous formons collectivement en utilisant des outils comme l’arpentage (qui est un outil d’éducation populaire permettant un apprentissage collectif autour de la lecture d’un texte). Nous visibilisons la question du racisme en santé via nos réseaux sociaux, mais également via des soirées publiques à thème. Certains membres participent directement à renforcer la lutte de personnes précarisées.

Cette expérience est riche, parfois difficile, mais surtout joyeuse. En tant que soignant, elle me donne l’impression de redevenir sujet et acteur. Se confronter à des points de vue que ma formation avait invisibilisé·es est souvent perturbant voire douloureux. Cela expose à la violence que veut cacher le système. La violence que j’ai parfois moi-même commise et perpétuée contre mes patient·es ou en tant que médecin, contre mes collègues au statut moins valorisé dans notre système de santé. Mais je peux ainsi construire une relation de soin empouvoirante pour mes patient·es et moi et il en ressort beaucoup de joie.

Être un soignant engagé, autrement dit qui questionne politiquement la place du soin et sa propre place dans notre société relève pour moi d’une nécessité, tant personnelle que collective. C’est l’antidote à la période de doute et de peur que nous traversons. C’est la première étape vers la construction d’un modèle de soins qui prendra réellement en compte les besoins spécifiques de toutes et tous.

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