Le gouvernement a rouvert le dossier des conditions d’attribution de l’Aide médicale d’État (AME) jeudi dernier, et envisage de restreindre davantage l’accès à ce dispositif destiné aux personnes en situation irrégulière. La mesure, initialement proposée par le gouvernement démissionnaire, prévoit de prendre en compte les revenus de l’ensemble du foyer et non plus uniquement ceux de la personne qui en fait la demande. Pour rappel, le plafond de ressources pour bénéficier de l’AME est fixé à 809 euros par mois pour une personne seule et à 1214 euros pour un couple. Une telle réforme risquerait donc de réduire drastiquement le nombre de bénéficiaires.
Créée en 2000, l’AME permet aux personnes étrangères en situation irrégulière résidant en France depuis plus de trois mois, et des mineur·es non accompagné·es qui ne sont pas encore pris·es en charge par l’aide sociale à l’enfance, d’accéder à certains soins de santé. Son objectif est principalement de garantir un minimum de couverture sanitaire à une population précarisée et d’éviter les risques épidémiques liés au non-recours aux soins.
Depuis deux décennies, l’AME fait l’objet de vives critiques par les partis de droite et d’extrême-droite. Fin janvier 2025, elle est remise en question dans le cadre du projet de loi sur l’immigration, avec une volonté exprimée par une partie de la majorité présidentielle de la transformer en “aide médicale d’urgence”. Plusieurs amendements au Parlement ont déjà été déposés en ce sens.
Ce débat survient dans un contexte où la maîtrise des dépenses sociales est de plus en plus invoquée, y compris au sein des politiques de santé publique. Pourtant, selon la commission des finances (rapport 2023), l’AME représentait environ 1,1 milliard d’euros par an, soit moins de 0,5 % des dépenses annuelles de santé de l’État. Ce chiffre ne représente même pas la moitié de la part que les assurés paient en dépassement d’honoraires chaque année (3 milliards d’euros) à l’hôpital ou chez le médecin de ville.
Selon de nombreuses études, supprimer l’AME entraînerait une hausse des hospitalisations en urgence, plus coûteuses pour l’État, notamment en cas d’aggravation de pathologies chroniques faute de soins précoces. « La mesure [de suppression] générerait une économie annuelle de 700 M€. Cependant sa mise en œuvre pourrait générer des coûts supplémentaires non négligeables liés à une propagation des affections contagieuses au sein de la population générale » estime l’Institut Montaigne. Alors pourquoi un tel acharnement contre ce dispositif ?
Un outil de santé publique régulièrement ciblé
« L’Aide médicale d’État est une “Sécurité sociale” pour ceux qui sont en situation irrégulière » déclarait Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur sur BFM TV le 29 juin 2025.
Parmi les nombreuses idées reçues qui entourent ce dispositif, celle de la gratuité totale des soins pour les personnes en situation irrégulière revient régulièrement. En décembre 2024, Jordan Bardella, président du Rassemblement national, affirmait ainsi que des étranger·es venaient en France simplement pour se faire « recoller les oreilles » grâce à l’AME. Une affirmation pourtant démentie six mois plus tôt par Agnès Firmin-Le Bodo, alors ministre déléguée auprès du ministère de la Santé :
« Ce phénomène ne représente que quelques personnes prises en charge cette même année, en grande majorité des enfants. Il s’agit d’opérations de reconstruction en cas de malformations congénitales ou en cas de préjudice social important, toujours constatés par un médecin. »
Autre idée reçue, l’AME contribuerait à favoriser un « appel d’air migratoire » selon une proposition de loi déposée par le groupe Rassemblement national en juillet 2023 : « En outre, l’AME est devenue l’une des causes de l’immigration illégale en France car elle agit comme un appel d’air. »
Loin des idées reçues
Pourtant, contrairement à certaines représentations, l’accès à l’AME est soumis à plusieurs conditions strictes : il faut pouvoir justifier de ressources inférieures à un certain plafond pour y être bénéficiaire et depuis 2019, de trois mois de présence continue sur le territoire français.
En pratique, de nombreuses personnes éligibles n’y accèdent pas, en raison d’obstacles administratifs, d’un manque d’information ou de difficultés à prouver leur présence sur le sol français.
« Un des obstacles majeurs permettant d’accéder à l’AME est l’insuffisance des dispositifs de communication mis en place. Beaucoup de personnes qui pourraient y prétendre n’ont pas connaissance du dispositif », précise Matthias Thibeaud, référent technique et plaidoyer Accès aux droits santé à Médecins du Monde.
Selon une étude de l’Institut de recherche en économie de la santé (IRDES), « seules 51 % des personnes qui y sont éligibles bénéficient de l’AME ». L’offre d’accueil est également un frein. « En Seine-Saint-Denis, par exemple, un département qui compte une large proportion de personnes en situation irrégulière, il n’existe qu’une seule agence à La Courneuve pour traiter les demandes d’AME. Si vous habitez au sud du département, il faut traverser tout le territoire pour déposer votre dossier – ce qui expose à un risque de contrôle policier important », ajoute Matthias Thibeaud.
Par ailleurs, l’AME couvre uniquement les soins pris en charge à 100 % par la Sécurité sociale, dans la limite des tarifs de base, excluant les soins non urgents, les dépassements d’honoraires, ou encore certains dispositifs médicaux. « L’AME ne rembourse pas totalement les soins. Dès qu’il y a un dépassement d’honoraires, il n’est pas couvert. C’est particulièrement le cas pour l’optique, l’auditif et le dentaire. En réalité, ces prestations de santé sont inaccessibles pour les bénéficiaires de l’AME », explique M. Thibeaud.
Par ailleurs, l’accès aux soins reste inégal : une étude de la DREES, en collaboration avec la Défenseure des droits et l’Institut des politiques publiques, révèle que les bénéficiaires de l’AME ont entre 14 % et 36 % de chances en moins d’obtenir un rendez-vous médical — et subissent des refus explicites dans 4 % des cas chez les généralistes, 7 % chez les pédiatres et 9 % chez les ophtalmologues.
Les alternatives discutées
La proposition de transformer l’AME en aide médicale d’urgence – c’est-à-dire limitée aux soins vitaux – soulève plusieurs interrogations parmi les acteur·rices de la santé. De nombreux·ses médecins, syndicats et associations alertent sur les conséquences sanitaires et humaines d’une telle mesure : renoncement accru aux soins, aggravation des pathologies, hausse des hospitalisations en urgence.
« Ce dispositif répond à une logique de soins pour prévenir le recours à une hospitalisation en cas d’aggravation de maladies qui peuvent être prises en charge en ambulatoire et prévenir le risque de transmission de maladies contagieuses », avertissait l’Académie Nationale de Médecine dans un communiqué de presse publié fin novembre 2023.
La majorité des acteur·ices de la santé et des organisations humanitaires – parmi lesquelles Médecins du monde, l’Académie de médecine, la Défenseure des droits, la Cimade, France Assos Santé, ou encore le Comede – plaident plutôt pour une réforme d’ensemble du système de protection santé, qui ne reposerait plus sur le statut administratif mais sur le critère de résidence stable en France. Un principe déjà appliqué via la Protection universelle maladie (PUMa) pour d’autres catégories de population, telles que les personnes ayant le statut de réfugié.
« Notre priorité aujourd’hui, c’est de défendre l’AME contre les attaques dont elle fait l’objet. S’il n’y a plus d’AME, c’est la catastrophe sanitaire pour les premières personnes concernées, une catastrophe de santé publique et une catastrophe pour notre système de santé », alerte Mr Thibeaud. « Mais sur le long terme, on plaide pour la suppression de l’AME et la réintégration de ses bénéficiaires dans le régime général de l’Assurance maladie. Cela permettrait d’en finir avec un dispositif stigmatisant et discriminant envers les personnes en situation irrégulière. »
Une question de société
Au-delà du seul cas de l’AME, le débat révèle les tensions croissantes autour des politiques sociales et de santé en France. À travers la remise en cause de ce dispositif, c’est la place des personnes étrangères dans l’espace public et la hiérarchie implicite des droits sociaux qui sont interrogées. Rappelons qu’un des objectifs primaires de l’AME est juridique : selon le Préambule de la Constitution de 1946, intégré à la Constitution actuelle, et le Code de la santé publique, le droit à la santé garantit un accès aux soins pour chacun, quels que soient son origine ou son statut administratif.
Pour les professionnel·les de santé, la question reste avant tout celle de l’accès effectif aux soins pour tous, indépendamment du statut administratif. Plusieurs tribunes et prises de position collectives ont récemment été publiées pour rappeler que la prise en charge des personnes vulnérables relève d’un impératif de santé publique autant que d’éthique médicale. Fin 2023, dans une tribune publiée par Le Monde, 3 000 soignants dénonçaient :
« Restreindre l’accès aux soins à une population fragilisée sur la base d’un critère de régularité du séjour est contraire à la majorité des textes en vigueur en France sur les droits de l’homme qui stipulent que tout individu doit avoir accès aux soins quels que soient son origine et son statut. »
Le débat sur l’AME s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’organisation de notre système de santé et sur les principes qui en assurent la cohérence : égalité d’accès, prévention, continuité des soins.