“Il nous manque de la sertraline et de la venlafaxine. La quétiapine c’est un peu mieux, on fait des préparations magistrales”. Faible consolation, pour Lara, pharmacienne à Paris. Depuis plusieurs semaines, elle affronte les ruptures de stocks de médicaments, dont beaucoup sont d’intérêt thérapeutique majeur. Une situation qui la met dans une position délicate vis-à-vis de ses patient·es. “Parfois les gens s’énervent contre nous… mais je les comprends”, concède la pharmacienne.
Les tensions actuelles sur l’adrénaline injectable ? Elle préfère ne pas y penser. “Si une personne vient me voir et fait une réaction allergique grave, je ne peux rien faire pour elle”, constate-t-elle, dépitée.
En France, le nombre de médicaments en rupture de stock a explosé depuis le Covid, comme l’indique un rapport du ministère, paru en mars dernier. Malgré une légère amélioration au fil de l’année 2024, le nombre de molécules en rupture début 2025 restait à un niveau “historiquement élevé”. 400 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) manquaient à l’appel. Pire, la durée des pénuries a plus que doublé depuis 2022, selon Catherine Paugam-Burtz, directrice générale de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), passant d’en moyenne 100 jours en 2022 à 220 jours en 2024.
Ces pénuries concernent plus d’un·e patient·e sur trois dans l’hexagone. Au comptoir de sa pharmacie, Lara tente comme elle peut de trouver des solutions. “La plupart du temps, on regarde s’il y a du stock dans d’autres officines et quand ce n’est pas le cas, on appelle le médecin pour changer la prescription”, explique-t-elle. Un report de prescription pas toujours possible, notamment pour les médicaments psychotropes, dont quatorze sont actuellement concernés par des tensions ou des ruptures, selon l’ANSM.
Autre problème : l’effet domino. “Le report sur d’autres médicaments de la même classe va impacter d’autres patient·es. C’est ce qui se passe avec la pénurie de quétiapine”, détaille Catherine Simonin-Bénazet, membre du bureau de France Asso Santé, auditionnée lors de la commission d’enquête sénatoriale sur les pénuries de médicaments en 2023.
Des causes multiples
Comment s’expliquent ces pénuries ? “Il y a une hausse de la demande mondiale”, explique Nathalie Coutinet, économiste de la santé à l’université Paris 13. Cette hausse est due à une “plus forte consommation de médicaments par certains pays comme la Chine, l’Inde, les pays d’Amérique latine ou du Moyen-Orient”, poursuit la chercheuse. Pour Catherine Simonin-Bénazet, de France Asso Santé, cette hausse s’explique aussi par le vieillissement de la population mondiale : “L’espérance de vie croît, mais ce n’est pas forcément le cas de l’espérance de vie en bonne santé”, constate-t-elle.
En parallèle de cette demande, l’offre ne suit pas forcément. Les laboratoires pharmaceutiques se désintéressent de plus en plus des médicaments essentiels tombés dans le domaine public – comme l’amoxicilline ou la sertraline – au profit de molécules innovantes, plus rentables.
A lire aussi : Cash investigation lève le voile sur les pénuries de médicaments
Quand leur autorisation de mise sur le marché (AMM) expire, certains laboratoires peuvent choisir d’arrêter la production d’un MTIM, quand bien même celui-ci est essentiel. Il leur suffit de prévenir l’ANSM un an à l’avance. “Normalement, ils n’arrêtent que si une autre entreprise est susceptible de reprendre, mais on voit bien que tout ça ne fonctionne pas réellement”, déplore Nathalie Coutinet.
Des sanctions loin d’être dissuasives
Les pénuries sont également facilitées par le monopole de certaines entreprises pour la production ou la distribution de médicaments. Un seul problème dans l’une d’elles peut suffire à impacter toute la chaîne. C’est ce qui explique la tension actuelle sur la quétiapine, directement liée à un problème de production du fabricant grec Pharmathen International, qui fournit 60% de la quétiapine distribuée en France.
Quelle que soit la raison de ces tensions, les pays producteurs peuvent décider de prioriser leur population, en réduisant les exportations aux autres pays. Quant à eux, les laboratoires – qui se retrouvent en position de force – vont très souvent vendre leur stock aux pays qui leur font l’offre la plus alléchante… au détriment de la France.
Pour Samira Guennif, économiste de la santé, ces pénuries “ne sont pas conjoncturelles mais structurelles” et les solutions proposées par la France – sanctions vis-à-vis des laboratoires qui ne respectent pas la durée de stock, interdiction d’exporter, autorisation temporaire de la délivrance à l’unité ou des préparations magistrales par les pharmacien·nes – sont trop “court terme”.
A lire aussi : Antoine Prioux, pharmacien condamné pour avoir délivré des médicaments à l’unité
“L’interdiction d’exporter vise le commerce parallèle, les distributeurs qui achètent à bas prix en France et revendent plus cher au pays voisin. Mais c’est compliqué car en Europe, avec le principe de libre circulation des médicaments, on n’a pas le droit d’interdire l’exportation entre les pays membres. Cela ne marche que pour les médicament qui partent aux États-Unis, en Asie, ect.”
Pour ce qui est des sanctions, “elles ne représentent pas grand-chose rapporté au chiffre d’affaires des laboratoires”. En 2023, l’ANSM avait infligé 8 millions d’euros d’amende à onze laboratoires pour défaut de stock. A titre de comparaison, les profits de Sanofi s’élevaient à plus de 5 milliards d’euros cette année-là.
“Un airbus du médicament”
Pour la chercheuse, il faudrait “sortir du modèle de marchandisation de la santé. La France ne jure que par la concurrence et la privatisation. Le fait est que ça ne marche pas.” Critique de la financiarisation des entreprises du secteur, elle imagine “une réglementation qui les oblige à réinvestir une plus grosse partie de leur chiffre d’affaires dans la recherche et le développement, la commercialisation et la production, en interdisant la redistribution des dividendes aux actionnaires au-delà d’un certain seuil.”
Cette financiarisation est aussi dénoncée par sa consœur, Nathalie Coutinet. “Ce qui est délirant est d’avoir laissé complètement le médicament aux mains d’entreprises privées.” De son côté, elle prône la création d’entreprises publiques ou de coopératives qui s’inspireraient de l’initiative CivicaRX aux Etats-Unis, “où une centaine d’hôpitaux se sont alliés pour faire produire des génériques, de manière non lucrative.”
“Ce qui est délirant est d’avoir laissé complètement le médicament aux mains d’entreprises privées.”
Une alliance européenne serait une encore meilleure issue, afin d’avoir plus de poids pour négocier avec les laboratoires, comme cela a pu être le cas lors du Covid “où l’Europe a réussi à commander des vaccins à des prix plus faibles”, rappelle Nathalie Coutinet. Et pourquoi pas un “airbus du médicament, un plan coordonné de reprise de la production de molécules essentielles” directement sur le sol européen.
Ce qui manque, c’est la volonté politique. Mais pour Samira Guennif, il faut agir. “On ne peut pas rester dans ce niveau de dépendance vis-à-vis de l’Asie. Il faut retrouver une souveraineté nationale. Les principes actifs et médicaments peuvent être produits en Europe. On avait le savoir-faire, les unités de production, rien n’empêche aujourd’hui de les relancer”, conclut-elle.