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Pour repolitiser la santé mentale

27/06/2025 | Par La redaction
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« Si tout le monde va mal, plus personne n’est vraiment malade. » Face à la banalisation du mal-être et à la marchandisation du bien-être psychique, le chercheur Mickaël Worms-Ehrminger alerte sur une santé mentale qui se dépolitise – au risque d’oublier l’essentiel : l’action collective et la justice sociale.

Une santé mentale devenue fourre-tout

La santé mentale est aujourd’hui invoquée dans tous les discours, sur tous les supports, dans toutes les sphères de la vie. A fortiori depuis qu’elle a été annoncée comme la Grande Cause Nationale pour l’année 2025. Cette omniprésence pourrait témoigner d’un progrès, d’une attention accrue portée au bien-être psychique. Cependant, elle met surtout en avant un inquiétant phénomène de dilution. À force de vouloir tout inclure sous ce terme – de l’anxiété passagère au trouble psychiatrique sévère, en passant par la fatigue, le stress ou la tristesse – on finit par ne plus exactement savoir ce dont il est question : que veut donc dire « trouble de santé mentale » ? C’est ce que les chercheur·euses anglo-saxon·nes nomment le concept creep, que l’on pourrait traduire par dérive conceptuelle. Elle correspond à l’extension progressive d’un concept jusqu’à la perte de toute cohérence. Certain·es auteur·ices français·es avaient déjà pressenti cette dérive il y a plusieurs années. C’est notamment le cas de Mathieu Bellahsen dès 2014.

« On finit par ne plus exactement savoir ce dont il est question : que veut donc dire “trouble de santé mentale” ? »

Dans Les marchandises émotionnelles, la sociologue Eva Illouz montre comment les émotions sont devenues des produits de consommation comme les autres : notre bien-être est à la fois une exigence et un marché. Cette logique s’incarne aussi dans Happycratie, coécrit avec Edgar Cabanas, qui dénonce l’injonction contemporaine à être heureux·se, épanoui·e, performant·e émotionnellement. Ne pas aller bien devient presque une faute morale à se faire pardonner. Ce modèle est également au cœur du capitalisme des vulnérabilités, une notion théorisée dans La Fabrique du muscle de Guillaume Vallet. Ce dernier y analyse comment, dans un monde incertain, la quête du corps musclé, donc soi-disant parfait et surtout performant, devient un projet individuel, un challenge largement répandu, permettant de planifier un projet à soi et prétendument « pour soi »

Finalement, le corps et « l’esprit » sont appréhendés comme des ressources valorisables en tant que capital à faire fructifier. Ce glissement est amplifié par le flou entretenu par les institutions, les entreprises commerciales et les médias, qui parlent de santé mentale sans jamais en définir précisément les contours.

Une confusion aux effets délétères

À mesure que la notion de santé mentale s’élargit, une confusion s’installe entre malaise passager et pathologie durable et handicapante. On en vient à pathologiser des éléments banals du quotidien : une baisse d’énergie, une période de doute ou une difficulté à se concentrer sont immédiatement perçues comme des anomalies à corriger.  Ainsi, toute variation mérite une alerte, une étiquette, une prise en charge. Cette surattention, en soi bien intentionnée, produit une lecture anxiogène de nos émotions et comportements ordinaires. Et donc du quotidien, entretenant un cercle vicieux.

En renforçant l’idée que l’on devrait toujours « aller bien » et « prendre soin de soi », que tout inconfort serait signe de dysfonctionnement, de nouveaux besoins émergent, qui appellent de nouvelles offres. Le chiffre d’affaires de l’industrie du bien-être mental atteint les 180 milliards de dollars à l’échelle mondiale et demeure en croissance constante et importante, de l’ordre de 12% par an.

Dans ce contexte, les autodiagnostics se multiplient, en particulier chez les plus jeunes. S’ils peuvent représenter un premier pas vers une demande de soin lorsqu’ils répondent à une vraie souffrance laissée en errance, ils peuvent aussi enfermer des personnes dans des identités pathologisantes, avant même – ou en lieu et place de – toute évaluation clinique. Le risque est celui de prophéties autoréalisatrices : croire que l’on est atteint d’un trouble peut, à terme, engendrer ou aggraver ce mal-être.

« Si tout le monde va mal, plus personne n’est vraiment malade »

Ce brouillage participe à l’illusion d’une épidémie généralisée de troubles psychiques. Des chiffres massifs circulent en permanence, souvent extraits d’enquêtes où la présence d’un ou deux symptômes suffit à faire basculer un individu du côté du pathologique ou des échelles standardisées souffrant de forts effets de seuil. Par ailleurs, les responsables politiques elles et eux-mêmes se prêtent à ce petit jeu. On peut à titre d’exemple citer l’intervention des ministres Neuder et Vautrin en Conseil des Ministres, le 19 mars 2025, durant lequel ils ont rapporté que « 40% des jeunes souffrent de dépression sévère ou modérée ». 40% : ce chiffre exorbitant non sourcé n’est bien évidemment retrouvé dans absolument aucune enquête épidémiologique. 

Cette banalisation du mal-être rend plus difficile encore la visibilité des personnes souffrant de pathologies sévères et handicapantes. Si tout le monde va mal, plus personne n’est vraiment malade — et celles et ceux qui ont un besoin fondamental d’aide professionnelle risquent d’être oublié·es dans ce brouillard de généralisation.

Des coupables tout trouvés

Dans le débat public sur la santé mentale, certains responsables sont tout désignés : les « écrans » et les réseaux sociaux. Accusés de dégrader la santé mentale des jeunes, ils sont décrits comme des ennemis intimes du cerveau, du lien social, de l’attention. Cette vision trouve un écho large dans les médias, confortant l’idée d’un mal moderne qui expliquerait à lui seul l’angoisse des nouvelles générations : il s’agit du sempiternel cycle d’anxiété face à la nouveauté. Or, les données scientifiques ne permettent pas d’affirmer une relation causale directe et univoque entre usage des écrans et détresse psychique. Les études les plus rigoureuses montrent des effets relativement faibles, et souvent ambivalents, selon les contextes d’usage, les types de contenus, et les profils individuels.

Surtout, cette inquiétude n’est pas nouvelle : chaque génération d’adultes s’est inquiétée pour “la jeunesse” face aux nouvelles technologies d’information et de communication – de la radio dans les années 1930 à la télévision dans les années 1970 aux jeux vidéo dans les années 1990. C’était mieux avant, bis repetita et ad nauseam. L’obsession actuelle pour les écrans relèverait donc surtout d’une panique morale, issue de notre regard d’adultes projetant nos propres angoisses sur des générations que l’on a du mal à comprendre et dont on sous-estime les capacités. En désignant ces coupables faciles à identifier, le débat évacue des dimensions autrement plus complexes.

En parlant de “la” jeunesse d’ailleurs, en faisant un groupe illusoirement homogène, on néglige également les facteurs de risque qui impactent certains groupes. Un rapport de la DREES du 4 juin 2025 pointe le poids notamment des difficultés financières, de l’identité de genre, de l’orientation sexuelle et des discriminations sur les symptômes anxieux et dépressifs. En effet, la souffrance de “la” jeunesse est essentiellement portée par les jeunes filles et jeunes femmes qui connaissent une symptomatologie largement supérieure à celle des jeunes garçons et jeunes hommes. D’ailleurs, rappelons que 86% des collégien·nes et lycéen·nes se disent en bonne santé et sont pourtant inclus dans les statistiques du mal-être de “la” jeunesse. Quand il s’agit de parler de l’impact des “écrans” sur la santé mentale des jeunes, on a aussi tendance à négliger que l’utilisation et les potentiels impacts (pas si évidents dans la recherche) diffèrent grandement entre les classes d’âge : jeunes enfants, enfants, adolescent, jeunes adultes ; mais aussi entre classes sociales : niveau socioprofessionnel des parents, accès à la culture, qualité de vie et d’enseignement dans les écoles fréquentées.

« La souffrance de “la” jeunesse est essentiellement portée par les jeunes filles et jeunes femmes qui connaissent une symptomatologie largement supérieure à celle des jeunes garçons et jeunes hommes »

Car ce qui est ainsi passé sous silence, c’est l’impact des conditions structurelles sur la santé mentale. Précarité, insécurité économique, accélération des rythmes de vie, pression à la performance : autant de facteurs systémiques qui influencent profondément le bien-être psychique et physique, les deux étant intimement liés. Mais leur prise en compte impliquerait une remise en question des logiques néolibérales qui organisent nos sociétés. En concentrant l’attention sur les écrans, on dédouane l’État et le système socio-économique de leurs responsabilités. Le discours devient alors un outil de diversion : il mobilise des peurs immédiates pour ne pas nommer les causes profondes. La critique du numérique évacue ainsi celle de l’organisation sociale du travail, de l’éducation, et des inégalités. Il en va de même pour la crise sanitaire récente : on a tendance aujourd’hui à accuser cette crise de nombreux maux contemporains, alors que la plupart d’entre eux existaient bien longtemps avant celle-ci sans qu’on ne leur prête la moindre attention.

Le catastrophisme comme prophétie auto-réalisatrice

Le catastrophisme ambiant en santé mentale ne se contente pas de refléter un état du monde : il le façonne. À force de répéter que les jeunes vont mal, les discours finissent par faire advenir une réalité qui leur ressemble. C’est tout le paradoxe de certaines enquêtes d’opinion : lorsque la majorité des jeunes déclare aller bien, les analystes concluent qu’ils sont dans le déni ou qu’ils sous-déclarent leur mal-être. Ce biais interprétatif révèle à quel point la lecture dominante du réel est guidée par l’attente du pire. Une vision où la contradiction entre les faits et la narration ne remet pas en question la narration, mais les faits eux-mêmes. Citons en exemple le dossier du journal Le Point de la semaine du 19 mai 2025 : le journal parvient à transformer le pourcentage déjà évoqué supra de 86% des jeunes disant aller bien (enquête EnClass, Santé Publique France) en « Santé mentale : les jeunes au bord du gouffre ».

L’enquête EnClass de Santé Publique France

Ce narratif alarmiste ne jouant que sur le registre émotionnel, ce climat d’anxiété généralisée alimente un modèle économique très lucratif. Le mal-être devient un marché : applications de méditation, programmes de coaching émotionnel, retraites thérapeutiques, consultations en ligne de praticiens aux statuts flous et pratiques non réglementées. Le vide réglementaire autour de la santé mentale hors cadre médical permet l’émergence de nouveaux métiers, comme celui de « psychopraticien », sans formation reconnue ni encadrement officiel. L’offre est vaste, attractive, et souvent fondée sur des promesses de mieux-être rapide, dans un langage pseudo-scientifique qui joue sur le flou entre développement personnel, ésotérisme, spiritualité et soin psychique.

Cette dérégulation ouvre la porte à des dérives parfois graves. Le dernier rapport de la MIVILUDES montre que la santé est devenue le premier motif de signalement de dérives sectaires en France. La vulnérabilité psychique devient une faille dans laquelle s’engouffrent des discours manipulateurs, culpabilisants, souvent coûteux, et parfois dangereux voire mortels. Le catastrophisme ambiant, en installant l’idée que tout le monde va mal, affaiblit les repères, mine la confiance envers les institutions médicales, et rend les individus plus perméables aux solutions miracles.

Sidération et inaction

À force de matraquer des messages alarmistes sur la santé mentale, le discours public finit par saturer l’espace d’informations anxiogènes et souvent contradictoires. Chaque semaine apporte son lot de chiffres records, de déclarations chocs, de slogans sur « l’explosion » des troubles psychiques ou « l’état d’urgence » émotionnel. Ce registre dramatique, loin de mobiliser, engendre une forme de sidération collective. Trop d’alerte tue l’alerte.

Cette inflation verbale nourrit un sentiment de fatalisme. Quand la détresse semble omniprésente, insurmontable, et hors de portée de toute solution collective, il devient difficile de croire encore en la possibilité d’agir. La perte d’auto-efficacité – ce sentiment qu’aucune action individuelle ou collective ne peut faire une différence – s’installe progressivement. On observe alors une paralysie émotionnelle et politique, une démobilisation silencieuse où les sujets les plus urgents glissent dans l’indifférence ou l’évitement.

À cela s’ajoute une fatigue compassionnelle croissante. Lorsqu’on nous dit en permanence que tout le monde va mal, comment hiérarchiser, prioriser, répondre ? Cette banalisation du mal-être épuise la capacité d’écoute, dilue l’attention et affaiblit la réponse sociale. Le catastrophisme engendre aussi une forme de surcharge mentale : on nous demande simultanément de mieux manger, mieux consommer, mieux travailler, mieux communiquer, mieux gérer nos émotions… sans que les résultats ne soient visibles. Face à cette injonction permanente à changer – sans transformation systémique réelle – la lassitude s’installe face à une sur-responsabilisation de l’individu.

La dépolitisation des enjeux de santé mentale

Dans un contexte saturé par les discours sur le bien-être, la santé mentale est de plus en plus pensée comme une affaire strictement individuelle. Cette personnalisation du mal-être va de pair avec une invisibilisation des causes structurelles. L’individu devient seul responsable de son état psychique, sommé de « travailler sur lui », de « prendre soin de soi », de méditer, de s’auto-réguler, de mieux s’organiser, de s’adapter. Le langage du développement personnel remplace peu à peu l’analyse sociale et politique : il faut devenir la « meilleure version de soi-même » dans un système d’oppression.

« Dépolitiser la santé mentale, c’est finalement la neutraliser »

Cette logique s’inscrit pleinement dans une vision néolibérale du monde : si vous allez mal, c’est à vous de changer – pas à la société. Les injonctions à la « résilience », à la positivité toxique ou à la « bonne santé mentale » confortent cette idée d’un moi autonome, indépendant, qui doit s’ajuster à des conditions pourtant pathogènes. Marche ou crève. Un exemple tout récent illustre bien cette logique : alors que la Cour des Comptes conclut à l’inadéquation du système scolaire aux besoin des élèves, pouvant provoquer mal-être et découragement individuels, la ministre Borne annonce qu’une formation sera déployée pour que les élèves en bonne santé puissent prendre soin de ceux qui expriment un mal-être – au lieu de lancer des réflexions sur une refonte du système scolaire pour qu’il soit mieux adapté aux enjeux contemporains.

Ce déplacement du problème a des effets concrets. Il favorise une approche technicienne et comportementale des troubles, fondée uniquement sur des outils et des protocoles standardisés, au détriment d’une compréhension contextuelle et sociale. Il légitime des politiques d’austérité ou de sous-investissement, puisque l’attention est reportée sur la « promotion de la santé » et donc la « gestion de soi ».

Dépolitiser la santé mentale, c’est finalement la neutraliser. C’est éviter les questions qui fâchent : pourquoi certain·es jeunes souffrent de mal-être à l’école ? pourquoi les arrêts maladie pour troubles psychiques sont importants dans certains secteurs ? pourquoi les professionnel·les de la santé mentale elles et eux-mêmes sont-ils/elles de fait placé·es en concurrence avec des praticien·nes non réglementé·es ? Ce n’est pas d’idées que l’on manque, ni d’inspiration de modèles étrangers plus fonctionnels : c’est de volonté politique pour les mettre en œuvre. Remettre la santé mentale dans l’espace du collectif, c’est cesser de demander aux individus de porter seuls le poids de structures malades.

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