Avec Sauve qui peut, en salle le 4 juin 2025, Alexe Poukine met en lumière les tensions et les contradictions du soin à l’hôpital. Dans ce documentaire saisissant, la réalisatrice explore les thématiques de la politisation du monde de la santé, la vocation, l’importance du collectif et la nécessité de créer des espaces de dialogue entre soignant·es, patient·es et proches aidant·es.
Non content de dénoncer les violences institutionnelles, le film s’attache aussi à montrer les tentatives de les dépasser, à travers la formation, la parole et la transmission d’expériences.
Au fil des scènes se découvre le monde peu connu de la simulation en santé et du théâtre forum à travers le témoignage de jeunes étudiant·es et de professionnel·les aguerri·es qui nous livrent leurs expériences marquantes, leurs émotions enfouies, mais aussi leurs colères et leurs espoirs. Un véritable élan de vérité qui donne toute sa force au documentaire et dont Alexe Poukine révèle ici les coulisses.
La Fabrique des Soignants : « Il y a plusieurs années, enceinte de trois mois, je me suis mise à perdre du sang. J’avais déjà vécu une fausse couche et la perspective que cela se reproduise me terrifiait. A l’hôpital, un médecin a procédé à une échographie. Au bout de quelques minutes, les yeux rivés sur son écran, il a lancé : “Soit j’ai de la merde dans les yeux, soit il est mort.” » Dans un précédent entretien, vous avez évoqué ce souvenir personnel marquant, à la fois intime et brutal, de cette annonce qui vous a été faite. Si ce témoignage n’apparaît pas directement dans le film, aviez-vous envisagé de l’y faire figurer ? À quel moment avez-vous senti que cela pouvait devenir le point de départ d’un projet collectif et politique ?
Alexe Poukine : À un moment donné, j’ai pensé que cette expérience allait être au centre du film. Je voulais aller chercher des simulations autour du deuil périnatal, et que le film avance un peu comme une espèce de réparation personnelle. Mais à force de repérages, je me suis aperçue qu’en fait, il y avait beaucoup plus intéressant que ma propre histoire à raconter.
Ça arrive souvent dans les films qu’il y ait une espèce de scène fantôme, qui n’est pas là directement, mais qui est un peu l’énergie du film. Finalement, on n’a pas reproduit le film qu’on avait imaginé au départ. J’ai l’impression que ce qui comptait, c’était de partir de quelque chose de personnel, de l’idée que l’on doit, chacun·e, individuellement, s’améliorer, puis aller voir du côté des structures. De comprendre comment ça se fait que, parfois, avec la meilleure volonté individuelle du monde, on n’y arrive pas, on ne peut pas s’améliorer suffisamment pour que ça s’améliore globalement.
Dans les films documentaires, nous avons l’impression qu’il y a plein de manières d’écrire un film. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre processus d’écriture ?
Venant de l’anthropologie, j’ai besoin de comprendre de quoi je vais parler. Je pars d’une intention, puis je me renseigne énormément sur le sujet et je fais beaucoup de repérages. J’avais fait un film sur un viol, un documentaire avec un dispositif fictionnel. C’est de là qu’est venue l’idée de faire un film sur la simulation.
Je ne pouvais pas faire un film sur la simulation et sur l’hôpital sans parler de la maltraitance faite aux soignant·es
Une médecin urgentiste m’avait parlé, à la sortie de la projection de Sans frapper, d’un dispositif qui existait déjà : la simulation humaine en santé. Je ne connaissais pas du tout. À ce moment-là, je savais que je voulais faire un film sur la question des violences tout en montrant comment faire pour que cette violence n’existe plus.
Puis, à force de faire des repérages, notamment dans un centre de simulation en Belgique, j’ai vécu une anecdote marquante. C’était une simulation avec une infirmière, un médecin et deux patient·es : l’enfant était mort et, dans un même mouvement, les soignant·es devaient proposer un prélèvement d’organe. Lors du débriefing, l’infirmière a explosé. Elle a dit que c’était dégueulasse, parce qu’elle n’avait que vingt minutes dans la simulation, alors que dans la vraie vie, elle n’a que cinq minutes. À l’hôpital, elle n’a pas de médecin avec elle, elle n’est pas habilitée à prendre cette décision. Si elle attend que le médecin arrive, les parents attendent dans le couloir avec la porte de la chambre fermée, donc ils savent pertinemment que leur enfant est mort. En même temps, elle a son bip qui sonne, d’autres patient·es qui attendent… Donc lui faire porter toute la charge de la bienveillance, à elle seule, sans prendre en compte la maltraitance que lui fait subir l’institution, c’est redoubler la violence.
Je ne pouvais pas faire un film sur la simulation et sur l’hôpital sans parler de la maltraitance faite aux soignant·es, qui inévitablement ruisselle sur les patient·es. Ça a été une autre étape de l’écriture. J’avais aussi des rushes de repérage qui sont intervenus et qui m’ont aidée à trouver le film, avant même qu’on ait tourné le théâtre forum.
Un des points forts du film, c’est son parti pris de ne pas réduire la violence médicale à des comportements individuels, mais d’en montrer les racines systémiques. Comment avez-vous travaillé cette articulation entre les récits personnels et la critique des structures ?
Il fallait que le public comprenne directement et rapidement qu’il s’agit de simulation. Lorsqu’on y assiste, même si on sait que c’est faux, on s’identifie aux personnes et on est ému·e par ce qu’ils/elles vivent. C’est la force du cinéma : même quand on sait que c’est faux, on s’identifie quand même aux personnages. Je n’avais pas besoin de tricher.
Il fallait comprendre assez rapidement qu’il s’agissait d’étudiant·es, de soignant·es, de diplômé·es… C’est déjà un gros morceau à faire passer : des répétitions, un scénario. Une fois qu’on est installé·e au cœur de la simulation – qui est en fait un idéal relationnel, de l’empathie, de la bienveillance, et des relations plus horizontales – il fallait aussi montrer que la médecine ne doit pas être une médecine patriarcale, paternaliste, et qu’il s’agit aussi de déconstruire les stéréotypes qu’on a tous et toutes.
Quand on est né·e dans une société raciste, sexiste, classiste, etc., en tant que soignant·e, on peut reproduire ces stéréotypes, et ça empêche de soigner. Le fait que ces gens essayent de déconstruire ça, je trouve ça super beau, de voir en direct des gens qui désapprennent ces réflexes-là. Je trouve que ça fait du bien. Je voulais aussi montrer un dispositif où, quand on est patient·e, on est en position de vulnérabilité : dire ce que l’autre vous a fait, son regard, ses gestes… Il y avait déjà tout ça à dire.
Puis, une fois qu’on s’est dit qu’individuellement, on peut s’améliorer, il y a la question : qu’est-ce qu’on fait des conditions de travail ? Comment appliquer ce qu’on a appris, quand les conditions de travail ne laissent même pas le temps de bien soigner ? Il fallait que ces deux trames narratives – le travail individuel et la critique structurelle – se fassent écho, se tressent l’une à l’autre, sans que ça devienne redondant. Pour moi, le film pose cette question-là : celle de la possibilité d’une lutte collective.
Auriez-vous voulu aller encore plus loin dans le film sur la dimension de la lutte collective et de la critique de l’institution ?
J’aurais même aimé lutter pour que des directeurs d’hôpitaux apparaissent, parce que je voulais comprendre d’où venait cette situation. Le film se termine là où un autre film pourrait germer, parce que cette question continue à me travailler. C’est, d’une certaine façon, le public qui y répond à chaque projection. Travailler sur la déshumanisation de l’institution, qui est soumise à la question de la rentabilité du soin inhérente au capitalisme…
Il y a un cynisme à penser que la souffrance et la maladie doivent être rentables. C’est la même chose pour l’éducation, pour la justice, pour la culture : il y a des domaines dans lesquels on devrait accepter de ne pas être rentable. Et cet argent « perdu », on va le retrouver ailleurs, même si on ne parle pas de finance : on va gagner en qualité de vie.
Pour moi, c’était sûr qu’on irait vers ça : contre la tarification à l’acte, contre l’énorme charge administrative qui pèse sur les soignant·es. Et surtout, ce que je trouve le pire, ce qui me met le plus en colère, c’est l’instrumentalisation de l’engagement des gens. Pour la plupart des soignant·es, c’est une vocation, et on considère que c’est une activité sacrificielle. Qu’ils/elles peuvent bien périr en le faisant, que ce soit à cause du burn-out ou du suicide, ça ferait partie du métier. Je trouve ça vraiment intolérable.
Ces réflexions, vous les aviez déjà en amont, ou est-ce que c’est pendant le tournage que votre regard sur le monde du soin a changé ?
Je les avais déjà en amont, mais c’est vrai que l’apport des témoignages, permet de prendre chair. C’est plus profond que mes propres réflexions initiales, ils/elles le disent mieux que moi. De ce fait, à chaque film, j’ai l’impression de comprendre pourquoi je l’ai fait.
C’est un film sur l’impuissance. L’impuissance à soigner, par manque de temps, de matériel, de conditions suffisantes. L’impuissance à changer une institution à laquelle on appartient. Peut-être que ce n’est qu’un sentiment, et que si on est ensemble, si on crée des collectifs, si on prend du temps, on peut se sentir moins seul·e et voir que nos compétences ne sont pas seulement individuelles.
C’est un film sur l’impuissance. L’impuissance à soigner, par manque de temps, de matériel, de conditions suffisantes. L’impuissance à changer une institution à laquelle on appartient.
Parfois, les gens pensent que c’est parce qu’on est « sensible » que ça ne va pas, mais ce n’est pas du tout ça : c’est structurel. C’est la même histoire que France Télécom, ou d’autres histoires qu’on entend souvent. C’est hyper destructeur de laisser croire aux gens qu’annoncer une mauvaise nouvelle est inné, qu’ils/elles devraient savoir le faire.
Pendant les repérages, j’ai même fait des répétitions où on m’a demandé de jouer une soignante qui devait annoncer une simple grippe. Je me suis sentie complètement désemparée face à cette situation. Ça pourrait paraître super simple, mais quand on y est, il y a aussi la fonction à tenir, le rôle à tenir, avec toute une technicité qui va avec. J’avais une dent contre les soignant·es avant de faire ce film, et le film a vraiment réparé ça. Je me suis rendu compte de tout ce que ces gens ont à savoir faire et à savoir être.
La question de la vocation nous intéresse beaucoup à La Fabrique des Soignants. Notre collectif est né en réaction à cette notion : on était des jeunes professionnel·les de santé ou des personnes ayant un rapport au soin très intime, viscéral, et on se disait qu’il fallait arrêter de mettre en avant la question de la vocation, parce qu’elle amenait à l’instrumentalisation des personnes et de leur engagement. Mais en même temps, on ne peut pas non plus considérer que le soin est un métier comme un autre. Est-ce que, à travers la création de ce film, votre regard sur la vocation a changé ? Et comment voyez-vous la politisation – ou le manque de politisation – dans ce monde où les implications institutionnelles sont fortes ? Y voyez-vous un lien possible avec la question de la vocation ?
Quelqu’un dans le film dit : « Avant, à l’hôpital, c’était des bonnes sœurs, corvéables à merci, 7 jours sur 7 », donc on considérait que c’était normal, au même titre que le médecin de campagne, que c’était comme être prêtre-médecin. Maintenant, les gens ne veulent plus ça.
D’un point de vue plus personnel, je rapproche la question de la vocation à mon métier de cinéaste. Pour moi, faire du cinéma est une vocation, mais je ne considère pas pour autant que ça doit être bénévole. Ça reste un métier, et il y a aussi le reste de ma vie. Même si les deux interfèrent énormément, je ne considère pas que, sous prétexte que c’est une passion, on puisse faire n’importe quoi de moi.
La médecine a longtemps été extrêmement patriarcale, avec une position de pouvoir énorme sur les patient·es
On peut se dire que le travail – qui est, par ailleurs, une aliénation – peut aussi être quelque chose d’heureux, qui nous apporte énormément, qui nous donne envie de nous lever le matin, qui rend la planète plus vivable, et que, par ailleurs, on puisse obtenir de la reconnaissance pour ça. Je ne pense pas que le problème, c’est que les gens ressentent une vocation. Le problème, c’est l’instrumentalisation de cette vocation.
Peut-être que, personnellement, je vois une explication au fait que les soignant·es sont peu politisé·es : c’est parce que la médecine a énormément changé, et la prise de conscience de ce changement est un peu longue par rapport à la rapidité de la transformation. Mon hypothèse est que la médecine a longtemps été extrêmement patriarcale, avec une position de pouvoir énorme sur les patient·es. Donc les soignant·es n’avaient pas forcément besoin d’avoir une conscience politique, puisqu’ils/elles étaient du côté du pouvoir.
La division dichotomique entre patient·es et soignant·es est une vision qui réserve à une partie infime de la population l’accès aux compétences et aux savoirs techniques, alors que le soin est un enjeu éminemment personnel. Cela renvoie aussi à la question de la santé comme bien commun. Auriez-vous des idées pour adoucir les tensions entre les soignant·es et le reste de la population ?
Je pense qu’il faudrait plus d’espaces de parole, de rencontre, entre les soignant·es et les patient·es, les proches aidants, les patient·es expert·es et les futur·es patient·es, parce qu’en vérité, on va tous·tes l’être un jour.
Le fait qu’il n’y ait pas de rencontre, c’est aussi parce que les soignant·es sont très attaché·es à l’institution [et occultent ainsi leurs propres conditions de travail, ndlr]. Certains patient·es me disent : « Moi, j’ai été très bien traité·e à l’hôpital public », mais ce qu’on ne raconte pas, c’est ce que ça a coûté aux soignant·es de l’autre côté. Ce que ça fait de ne pas avoir de pauses, parfois d’enchaîner 48 heures, de ne pas avoir de vacances, de faire le travail de deux personnes en une journée… Les soignant·es en parlent rarement. Vous soigner, ça nous coûte énormément, voire ça nous coûte la santé.
Je pense qu’il faudrait qu’il y ait une sortie de l’omerta, que les soignant·es disent davantage ce qu’ils/elles vivent. J’ai l’impression de ne pas l’entendre. J’entends que l’hôpital public va mal, mais comme on n’a pas vraiment de témoignages directs de ce qui s’y passe, j’ai l’impression que les patient·es ne s’en rendent pas forcément compte. Peut-être que les problèmes se noient les uns dans les autres.
Le temps de discussion n’existe plus : les soignant·es n’ont même plus le temps de parler ensemble. Il y a peu de groupes Balint, peu d’analyses de pratiques… Il y a une forme d’atomisation des soignant·es, et ça empêche toute opportunité de lutte. On ne peut pas demander aux soignant·es, en dehors de leurs heures de travail alors qu’ils/elles sont épuisé·es, d’aller faire de l’analyse de pratique gratuitement. C’est à l’institution de créer ces espaces-là.
Y a-t-il eu des retours lors des projections qui vous ont surprise ?
Oui, par exemple, un monsieur est venu voir le film. Ses deux filles faisaient des études en santé et il ne savait pas s’il devait recommander à ses filles d’aller voir le film. De nombreux soignant·es dans la salle lui ont répondu que c’était un métier formidable, qu’il y avait plein de manières de l’exercer et que ça pouvait aussi très bien se passer. C’était un échange très beau.
J’ai aussi eu des échanges avec des syndicalistes, des gens qui ont des outils, de la force, de l’enthousiasme, qui pensent que c’est encore possible de changer quelque chose. Des gens qui sont déjà en collectif : ce sont en général des moments pleins d’espoir.
Si la culture peut aider à éclairer ce que c’est que de prendre soin les un·es des autres, je trouve ça très beau
Selon vous, qu’est-ce que le cinéma a à dire sur le soin ?
Il y a autant de cinémas que de cinéastes, et autant de médecines que de soignant·es. Je pense que ce que le cinéma peut apporter à la médecine, c’est un éclairage. De mon point de vue, l’éducation, la culture et la santé sont des piliers très importants pour qu’un être humain soit un peu plus intéressant, et pour que la condition humaine elle-même soit intéressante.
Si la culture peut aider à éclairer ce que c’est que de prendre soin les un·es des autres, je trouve ça très beau. Avoir côtoyé ces gens pendant quelques années, ça m’a redonné foi en l’humanité. J’espère que ce sera la même chose pour les personnes qui verront le film.
J’ai l’impression que le cinéma nous aide à comprendre qu’on n’est ni fous ou folles, ni seul·es. Que ce n’est pas les un·es contre les autres, qu’on est dans le même bateau. Parfois, il y a une forme d’idéalisation du médecin, comme s’il·elle était un·e surhumain·e. Je trouve qu’il y a une forme de beauté à remettre l’église au milieu du village : ce sont juste des êtres humains, comme vous et moi.
Qu’aimeriez-vous que le public retienne du film ? Quelles questions aimeriez-vous qu’il se pose ?
Ce que j’ai envie que les gens retiennent, c’est que le sentiment d’impuissance, c’est aussi quelque chose qui est construit. Et qu’il y a plein de pistes pour ne plus se sentir impuissant·e. Je pense que ce qui peut nous sauver, c’est d’être dans le collectif. Des espaces, du temps pour que ces collectifs se nouent.
Je pense aussi que le film est construit en couches, et qu’il y a beaucoup de choses à en tirer. J’espère que les gens seront touchés par ce film et que les problèmes de l’hôpital public ne leur apparaîtront pas comme une simple donnée, mais comme quelque chose qui touche des êtres humains.