Face aux « déserts médicaux »
Certaines expressions, à force d’être répétées, perdent de leur force évocatrice. « Désert médical » en fait partie. Pourtant, la réalité qu’elle recouvre est concrète et préoccupante : des familles sans médecin traitant, des enfants sans suivi, des personnes âgées isolées, des patient·es atteint·es de maladies chroniques sans interlocuteur·ice régulier·e. Et surtout, des professionnel·les de santé épuisé·es, débordé·es, démoralisé·es.
Depuis la pandémie, cette pénurie s’est aggravée. Elle affecte l’hôpital, les soins de ville et l’accompagnement à domicile. À cela s’ajoute une répartition inégale des ressources, creusant les inégalités sociales de santé. Aujourd’hui, plus de 10 % des patient·es en affection de longue durée n’ont pas de médecin traitant.
À cette crise de l’offre de soins s’ajoute une crise de sens. Un sentiment d’abandon traverse les territoires, alimenté par des renoncements répétés et l’incapacité croissante du système à garantir un droit effectif à la santé.
Des réponses déjà à l’œuvre : les centres de santé publics
Médecin généraliste en centre de santé généraliste et enseignante à la faculté, je refuse de considérer cette situation comme une fatalité. D’autres voies existent déjà et font leurs preuves.
Les centres de santé de service public illustrent une autre manière d’exercer. Territorialisés, accessibles, sans avance de frais, ils reposent sur un exercice collectif, coordonné et salarié. Ils intègrent de nouveaux métiers – assistant·es médicaux, médiateur·ices de santé, infirmier·es en pratique avancée –, répondent aux aspirations des jeunes professionnel·les, et permettent une prise en charge globale, à la fois préventive et curative.
Ces structures incarnent une ambition forte : celle d’un Service Public Territorial de Santé de Proximité, capable de garantir l’accès aux soins sur l’ensemble du territoire, dans une logique de co-construction avec les collectivités, les patient·es et les professionnel·les
Pour une refondation solidaire et régulée des soins primaires
Refonder les soins primaires suppose également de repenser en profondeur notre rapport à la santé. Cette approche refuse la surmédicalisation, soutient la prévention et la promotion de la santé et valorise les environnements de vie favorables à la santé.
Cette vision nécessite une réorganisation systémique du système de santé autour des axes suivants :
- Un financement valorisant la qualité des soins et les missions d’intérêt général, et non plus uniquement les actes ;
- Une gouvernance locale intégrant les élu·es, les professionnel·les et les usager·es, en cohérence avec les besoins réels du territoire ;
- Une reconnaissance statutaire des professionnel·les de santé, permettant des carrières partagées entre soins, enseignement, prévention et recherche ;
- Un accueil inconditionnel et une responsabilité collective de l’équipe soignante envers les patient·es – remplaçant l’approche centrée sur le médecin traitant isolé par celle d’une « équipe traitante ».
Cette réorganisation suppose également un débat courageux sur la régulation.
Aujourd’hui, aucune planification réelle de l’offre de soins n’existe. Le déploiement des installations est laissé à l’initiative individuelle, sans cadre collectif prenant en compte les besoins territoriaux. Ce vide réglementaire empêche de réduire les inégalités d’accès et accroît les tensions dans les territoires déjà fragiles.
Reconnaître la santé comme un droit implique qu’elle soit organisée – c’est-à-dire planifiée, coordonnée, évaluée – à l’instar de tout autre service public essentiel.
Une ligne de front face à l’extrême droite
Le danger n’est pas uniquement sanitaire. Il est aussi politique. L’inaccessibilité des soins, l’affaiblissement de l’hôpital public, les attaques contre l’Aide Médicale d’État remettent en question l’idée même de solidarité. Cette remise en cause nourrit des discours d’exclusion, de repli identitaire, et de mise en concurrence des précarités.
Il est encore temps d’agir. De faire le choix d’une santé qui soigne et protège. De consolider ce qui fonctionne, plutôt que de démanteler. De bâtir des alliances entre élu·es, professionnel·les, et patient·es pour défendre un système de santé à la hauteur des défis sociaux et écologiques à venir.
Il ne suffit plus de soigner. Il faut aussi s’engager. Contre le fatalisme. Contre l’isolement.
S’engager, pour les soignant·es, c’est oser prendre la parole, défendre nos valeurs en cohérence avec la déontologie, s’impliquer dans les projets de territoire, créer ou rejoindre des centres de santé, former les étudiant·es.
Pour les usager·es, c’est défendre un accès équitable à tous les soins — ville, hôpital, prévention —, s’organiser en associations, siéger dans les instances locales, participer à la co-construction des politiques de santé.
Pour toutes et tous, c’est faire vivre ce texte : dans les débats locaux, les conseils municipaux, les médias. En faire un outil d’interpellation, de mobilisation, de transformation.
Parce que l’accès à la santé ne se mendie pas. Il se construit – ensemble, avec lucidité et solidarité.
Julie Chastang
Médecin généraliste, centre municipal de santé de Fontenay-sous-Bois, maîtresse de conférences des universités, Sorbonne Université Paris